Je suis un Saxon. Erce, ma mère, fut capturée enceinte par Uther et réduite en esclavage et je naquis peu après. J’étais encore enfant lorsqu’on me sépara d’elle, mais j’avais eu le temps d’apprendre la langue saxonne. Plus tard, bien plus tard, juste avant la rébellion de Lancelot, j’ai retrouvé ma mère et appris que mon père était Aelle.

Je suis donc d’origine purement saxonne et à demi royale, même si, ayant été élevé parmi les Bretons, je ne me sens aucune parenté avec les Saïs. Pour moi, comme pour Arthur et tout autre Breton né libre, ce peuple est une plaie qui nous est venue de l’autre rive de la mer de Germanie.

D’où ils viennent, nul ne le sait vraiment. Sagramor, qui a voyagé plus loin que n’importe quel autre commandant d’Arthur, m’a dit, tout en avouant n’y avoir jamais été, que le pays des Saxons était une terre lointaine de tourbières et de forêts noyées dans le brouillard. Il sait seulement qu’elle est quelque part de l’autre côté de la mer et qu’ils la quittent, prétend-il, parce que la terre de Bretagne est meilleure, mais j’ai aussi entendu dire que la patrie des Saxons est assiégée par un autre peuple, encore plus étrange, des ennemis venus du bord le plus éloigné du monde. Mais quelle qu’en fût la raison, cela fait cent ans maintenant que les Saxons traversent la mer pour nous prendre notre pays et maintenant, ils tiennent tout l’est de la Bretagne. Nous appelons ce territoire qu’ils nous ont volé le Llogyr, les Terres Perdues, et il n’y a pas un homme de la libre Bretagne qui ne rêve de les récupérer. Merlin et Nimue croient que seuls les Dieux pourront les reprendre, alors qu’Arthur souhaite le faire par l’épée. Ma tâche était de diviser nos ennemis pour rendre celle des Dieux ou d’Arthur plus légère.

Je partis en automne, alors que les chênes s’étaient vêtus de bronze et les hêtres de rouge, et que le froid voilait les aubes de sa blancheur. Je voyageai seul, car si Aelle devait récompenser la venue d’un émissaire en lui accordant la mort, il valait mieux qu’il n’y ait qu’une victime. Ceinwyn m’avait supplié d’emmener des hommes, mais à quoi cela aurait-il servi ? Une troupe de guerriers ne pouvait espérer l’emporter sur la puissante armée d’Aelle, et donc, tandis que le vent dépouillait les ormes de leurs premières feuilles jaunes, je partis à cheval en direction de l’est. Ceinwyn avait tenté de me persuader d’attendre jusqu’à Samain, car si les invocations de Merlin réussissaient à Mai Dun, alors il n’y aurait plus besoin d’envoyer des émissaires aux Saxons, mais Arthur ne voulut admettre aucun délai. Il mettait tous ses espoirs dans une trahison d’Aelle et voulait une réponse du roi saxon, aussi je chevauchai vers lui, dans l’unique espoir de pouvoir survivre et rentrer en Dumnonie pour la Vigile de Samain. J’avais ceint mon épée, passé mon bouclier sur mon dos, mais je ne portais pas d’autres armes, ni d’armure.

Je ne me dirigeai pas droit vers l’est, car cette route m’aurait amené dangereusement près du pays de Cerdic ; je passai plutôt par le Gwent, au nord, puis obliquai vers l’est, avec pour but la frontière saxonne où régnait Aelle. Pendant un jour et demi, je traversai les riches terres cultivées du Gwent, passant devant des villas et des fermes ; de la fumée sortait des orifices pratiqués dans leurs toits. Les prés étaient transformés en étendues boueuses par les sabots des troupeaux qu’on y parquait en prévision des abattages d’hiver, et leurs beuglements ajoutaient à la mélancolie de mon voyage. L’air sentait l’hiver pour la première fois et, tous les matins, le soleil bouffi flottait, pâle et bas, dans la brume. Les étourneaux s’attroupaient dans les champs en jachère.

Le paysage changea lorsque je chevauchai vers l’est. Le Gwent était un pays chrétien et, d’abord, je passai devant de grandes églises ouvragées, mais le second jour, elles devinrent bien plus petites et les fermes moins prospères jusqu’à ce que j’atteigne enfin les régions centrales, les terres désolées où ne régnaient ni les Saxons ni les Bretons, mais où tous deux s’entre-tuaient. Là, les champs qui jadis nourrissaient des familles entières étaient recouverts de jeunes chênes, d’aubépines, de bouleaux et de frênes, les villas n’étaient plus que ruines dépourvues de toit et les manoirs de mornes squelettes calcinés. Cependant, des gens y vivaient encore, et lorsqu’un jour j’entendis courir dans un bois voisin, je tirai Hywelbane, de crainte que ce fussent des hommes sans maître qui avaient trouvé refuge dans ces vallées sauvages, mais personne ne m’accosta jusqu’au soir où une bande de lanciers me barra le chemin. C’étaient des hommes du Gwent, et comme tous les soldats du roi Meurig, ils portaient les vestiges d’un ancien uniforme romain, pectoraux de bronze, casques ornés d’un plumet de crin de cheval teint en rouge, et capes couleur rouille. Leur chef était un chrétien du nom de Carig et il m’invita à les suivre dans leur fort, élevé dans une clairière, sur une haute crête boisée. Il était chargé de garder la frontière et demanda avec rudesse ce que je faisais là, mais sa curiosité fut satisfaite lorsque je lui donnai mon nom et lui dis que je chevauchais pour Arthur.

La forteresse de Carig n’était qu’une simple palissade entourant deux huttes emplies de la fumée des feux qui y brûlaient. Je m’y réchauffai tandis que les hommes s’affairaient à cuire un cuissot de venaison sur une broche faite d’une lance saxonne prise à l’ennemi. Il y avait une douzaine de forteresses de ce type dans un rayon d’une journée de marche, qui surveillaient l’est pour se garder des incursions de soldats d’Aelle. La Dumnonie prenait les mêmes précautions, bien que nous gardions une armée en permanence à la frontière. Le coût en était exorbitant et ceux qui payaient des taxes sur les céréales, le cuir, le sel et les toisons pour l’entretien des troupes ne les appréciaient guère. Arthur avait toujours lutté pour rendre ces prélèvements équitables et leur fardeau supportable, mais depuis la rébellion, il imposait sans pitié une pénalisation excessive aux hommes riches qui avaient suivi Lancelot. Cet impôt pesait plus lourdement sur les chrétiens et Meurig, le roi chrétien du Gwent, avait protesté auprès d’Arthur qui n’en avait tenu aucun compte. Carig, fidèle partisan de Meurig, me traita avec une certaine réserve, mais me prévint de ce qui m’attendait. « Sais-tu, Seigneur, dit-il, que les Saïs refusent de laisser quiconque franchir la frontière ?

— Oui, on me l’a dit.

— Deux marchands sont passés, il y a une semaine. Ils transportaient de la vaisselle et des toisons. Je les ai avertis, mais... » il fit une pause et haussa les épaules, « les Saxons ont gardé les pots et la laine, et renvoyé deux crânes.

— Si mon crâne revient ici, lui dis-je, envoie-le à Arthur. » Je regardais la graisse de la venaison dégoutter et s’enflammer dans le feu. « Est-ce que des voyageurs sortent du Llogyr ?

— Pas depuis des semaines, mais l’année prochaine, sans doute, vous verrez pas mal de lanciers saxons en Dumnonie.

— Pas dans le Gwent ? le défiai-je.

— Aelle n’a nulle querelle avec nous », déclara fermement Carig. C’était un jeune homme nerveux qui n’aimait pas beaucoup son poste avancé sur la frontière avec la Bretagne, mais il accomplissait assez consciencieusement sa tâche et je remarquai que ses hommes étaient bien disciplinés.

« Vous êtes des Bretons, lui dis-je, et Aelle est un Saxon, n’est-ce pas suffisant comme querelle ? »

Carig haussa les épaules. « La Dumnonie est faible, Seigneur, les Saxons le savent. Le Gwent est fort. Ils vous attaqueront, pas nous. » Il semblait horriblement suffisant.

« Mais une fois qu’ils auront vaincu la Dumnonie, dis-je en touchant le fer de la garde de mon épée pour conjurer le mauvais sort qu’impliquaient mes paroles, combien de temps s’écoulera avant qu’ils envahissent le Gwent ?

— Christ nous protégera », répliqua pieusement Carig, et il se signa. Un crucifix était accroché au mur de la cabane et l’un de ses hommes se lécha les doigts, puis toucha les pieds du Christ torturé. Furtivement, je crachai dans le feu.

Le lendemain, je partis vers l’est. Des nuages étaient survenus pendant la nuit et l’aube m’accueillit par une petite pluie froide qui me soufflait dans la figure. La voie romaine aux dalles brisées et envahies par les herbes folles s’enfonçait dans un bois humide et froid et, plus je chevauchais, plus mon humeur s’assombrissait. Tout ce que j’avais entendu dans la forteresse frontalière de Carig me laissait à penser que le Gwent n’allait pas guerroyer pour Arthur. Meurig, leur jeune roi, ne s’était toujours battu qu’à contrecœur. Son père, Tewdric, savait que les Bretons devaient s’unir contre leur ennemi commun, mais il avait abdiqué pour aller vivre dans un monastère sur les bords de la Wye, et son fils n’était pas un seigneur de la guerre. Sans les troupes bien entraînées du Gwent, la Dumnonie était sûrement condamnée, à moins que la nymphe nue et miroitante ait présagé une intervention miraculeuse des Dieux. Ou à moins qu’Aelle ne morde au mensonge d’Arthur. Mais allait-il me recevoir ? Croirait-il que j’étais son fils ? Le roi saxon avait été assez bon avec moi les rares fois où nous nous étions rencontrés, mais cela ne signifiait rien car j’étais tout de même son ennemi, et plus je chevauchais dans ce crachin glacial, entre les grands arbres mouillés, plus mon désespoir croissait. J’étais certain qu’Arthur m’avait envoyé à la mort, et pire encore, qu’il l’avait fait avec l’insensibilité d’un perdant qui risque tout sur son dernier lancer de dés.

Au milieu de la matinée, les arbres s’éclaircirent et je pénétrai dans une large clairière où coulait un ruisseau. La route passait l’eau à gué, mais juste à côté, enfoncé dans un tertre qui me montait jusqu’à la taille, se dressait un pin mort où étaient accrochées des offrandes. La magie m’était étrangère aussi je n’aurais su dire si l’arbre ainsi paré gardait la route, apaisait le courant ou s’il s’agissait simplement d’un jeu d’enfants. Je mis pied à terre et vis que les objets suspendus aux branches fragiles étaient les petits os de l’épine dorsale d’un être humain. Ce n’était pas un jeu d’enfants, estimai-je, mais alors, quoi ? Je crachai à côté du monticule pour conjurer le mal, touchai le fer de la garde d’Hywelbane, puis engageai mon cheval sur le gué.

Les bois reprenaient à trente pas du ruisseau et je n’avais pas parcouru la moitié de cette distance qu’une hache jaillit des ombres, sous les branches. Elle tournoyait en volant vers moi, et la lumière grise du jour dansait sur sa lame virevoltante. Le lancer était mauvais et la hache siffla en passant à quatre bons pas de moi. Personne ne me défia, et aucune autre arme ne sortit du bois.

« Je suis un Saxon ! » criai-je dans cette langue. Personne ne répondit, mais j’entendis un murmure de voix basses et des craquements de brindilles. « Je suis un Saxon ! » répétai-je, mais peut-être les guetteurs invisibles étaient-ils, non pas des Saxons, mais des Bretons hors-la-loi, car j’étais encore dans les étendues désolées où les hommes sans maître de toutes les tribus et de tous les pays se cachaient de la justice.

J’allais crier en breton que je ne leur voulais aucun mal lorsqu’une voix sortant de l’ombre me lança en saxon : « Jette ton épée !

— Venez la chercher », répondis-je.

Il y eut un silence. « Ton nom ? exigea la voix.

— Derfel, fils d’Aelle. »

Je criai le nom de mon père comme un défi, et il dut les désarçonner car, de nouveau, j’entendis des murmures, puis, un moment plus tard, six hommes traversèrent les ronciers pour pénétrer dans la clairière. Tous portaient les épaisses fourrures que les Saxons adoptaient pour armure et tenaient des lances. L’un d’eux était coiffé d’un casque orné de cornes et celui-là, leur chef sans doute, s’avança jusqu’au bord de la route, à une douzaine de pas de moi. « Derfel, dit-il. J’ai déjà entendu prononcer ce nom, et ce n’est pas un nom saxon.

— C’est mon nom et je suis saxon.

— Un fils d’Aelle ? » Il était méfiant.

« En effet. »

Il m’étudia un moment. Il était grand, avec une masse de cheveux bruns sous son casque cornu. Sa barbe lui descendait presque jusqu’à la taille et ses moustaches tombaient jusqu’au bord du plastron de cuir qu’il portait sous son manteau de fourrure. Il devait s’agir d’un chef de clan local, ou peut-être d’un guerrier chargé de garder cette partie de la frontière. De sa main libre, il tordit l’une de ses moustaches, puis la laissa se désentortiller. « Hrothgar, fils d’Aelle, je connais, dit-il d’un air pensif, et Cyrning, fils d’Aelle, est un de mes amis. Penda, Saebold et Yffe, fils d’Aelle, je les ai vus dans la bataille, mais Derfel, fils d’Aelle ? » Il fit non de la tête.

« Tu le vois devant toi », répliquai-je.

Il soupesa sa lance, remarquant que mon bouclier était toujours suspendu à ma selle. « Derfel, ami d’Arthur, j’en ai entendu parler, dit-il d’un ton accusateur.

— Tu le vois aussi, et il a une affaire à traiter avec Aelle.

— Aucun Breton n’a d’affaire à traiter avec Aelle, dit-il, et ses hommes grognèrent pour exprimer leur assentiment.

— Je suis Saxon, rétorquai-je.

— Alors, qu’est-ce que tu viens faire ?

— C’est à mon père de l’entendre, et à moi de le lui dire. Tu n’y as aucune part. »

Il se retourna et fit un geste à ses hommes. « Nous allons y prendre part.

— Ton nom ? » demandai-je.

Il hésita, puis décida que me livrer son nom ne lui ferait aucun tort. « Ceolwulf, fils d’Eadbehrt.

— Alors, Ceolwulf, crois-tu que mon père te récompensera lorsqu’il apprendra que tu as retardé mon arrivée ? Qu’espères-tu de lui ? De l’or ? Ou un tombeau ? »

Je jouais gros, mais cela marcha. J’ignorais complètement si Aelle m’embrasserait ou me tuerait, mais Ceolwulf craignait suffisamment le courroux de son roi pour m’accorder à contrecœur le passage et une escorte de quatre lanciers qui s’enfoncèrent avec moi de plus en plus profondément dans les Terres Perdues.

Je m’engageai ainsi dans un territoire que peu de Bretons libres avaient foulé depuis une génération. C’était le centre stratégique de mes ennemis et, pendant deux jours, je le traversai à cheval. Au premier coup d’œil, le paysage ne me sembla guère différent de la campagne bretonne, car les Saxons qui s’étaient emparés de nos champs les cultivaient à peu près comme nous, mais je remarquai que leurs meules étaient plus hautes et plus carrées que les nôtres, et leurs maisons construites plus solidement. La plupart des villas romaines étaient désertes, bien qu’ici ou là un domaine fût encore exploité. À ce que je pus voir, il n’y avait pas d’église chrétienne ni de lieu saint, mais nous passâmes devant une idole bretonne au pied de laquelle quelques petites offrandes avaient été déposées. Des Bretons vivaient encore là et certains possédaient même leur propre lopin, mais la plupart étaient esclaves ou avaient épousé des Saxons. Les noms des lieux avaient changé et mon escorte ne savait même pas comment on les appelait du temps où ils étaient encore bretons. Nous traversâmes Lycceword et Steortford, puis Leodasham et Celmeresfort qui, malgré leurs étranges noms saxons, semblaient fort prospères. Ce n’étaient pas là des fermes occupées par des envahisseurs, mais les demeures d’un peuple durablement établi. À Celmeresfort, nous tournâmes vers le sud, passant par Beadewan et Wicford, et tandis que nous chevauchions, mes compagnons me racontèrent fièrement que nous traversions des terres cultivées que Cerdic avait restituées à Aelle durant cet été. C’était ainsi, m’expliquèrent-ils, que Cerdic s’était acquis l’alliance d’Aelle au cours de la guerre à venir qui allait leur livrer la Bretagne jusqu’à la mer de l’Ouest. Mon escorte était persuadée de gagner. Ils avaient tous entendu dire que la rébellion de Lancelot avait affaibli la Dumnonie et que la révolte avait encouragé les rois saxons à s’unir afin de s’emparer de toute la Bretagne méridionale.

Pour ses quartiers d’hiver, Aelle avait choisi un lieu que les Saxons appelaient Thunreslea. C’était une haute colline surplombant des champs argileux et de sombres marais ; de son sommet plat, on pouvait apercevoir, au sud, sur l’autre rive de la Tamise, la terre brumeuse que gouvernait Cerdic. Il y avait là un grand manoir massif en chêne sombre et l’enseigne d’Aelle était fixée sur son pignon pointu : un crâne de bœuf enduit de sang. Au crépuscule, cette demeure solitaire semblait quelque noir et gigantesque lieu maléfique. Plus loin à l’est, derrière quelques arbres, je vis trembloter autour d’un village une myriade de feux. J’étais, semblait-il, arrivé à Thunreslea au moment d’un rassemblement et les feux indiquaient l’emplacement du campement. « On donne un festin, me dit un membre de l’escorte.

— En l’honneur des Dieux ? demandai-je.

— En l’honneur de Cerdic. Il est venu parler à notre roi. »

Mes espoirs, qui étaient déjà minces, s’effondrèrent. Avec Aelle, j’avais une petite chance de survivre, mais avec Cerdic, aucune. C’était un homme dur et froid, alors qu’Aelle avait l’âme sensible, et même généreuse.

Je touchai la garde d’Hywelbane et pensai à Ceinwyn. Je priai les Dieux de me laisser la revoir ; mais l’heure était venue de descendre de mon cheval fatigué, de rajuster ma cape, de détacher mon bouclier du pommeau de ma selle et d’affronter mes ennemis.

Trois cents guerriers devaient être en train de festoyer sur le sol couvert de joncs de ce grand manoir lugubre perché sur cette colline humide. Trois cents hommes joyeux, tapageurs, barbus, rougeauds, qui, à l’inverse des Bretons, ne voyaient aucun mal à porter des armes dans la salle du festin d’un seigneur. Trois immenses feux flambaient au centre de la pièce, et si épaisse était la fumée que, d’abord, je ne pus distinguer les hommes assis à la table d’honneur, à l’autre extrémité de la salle. Personne ne remarqua mon entrée car, avec mes longs cheveux blonds et ma barbe épaisse, je ressemblais à un lancier saxon, mais lorsqu’on me fit passer devant les feux qui ronflaient, un guerrier aperçut l’étoile blanche à cinq branches, sur mon bouclier, et se souvint d’avoir affronté ce symbole dans la bataille. Un grondement monta parmi le tumulte des paroles et des rires. Il se propagea jusqu’à ce que chaque homme présent dans cette salle me hue tandis que je m’avançais vers l’estrade sur laquelle était dressée la table d’honneur. Les guerriers hurlants posèrent leurs cornes de bière et se mirent à marteler le sol ou leurs boucliers, et ce battement de mort éveilla les échos du haut plafond.

Le bruit d’une lame heurtant la table mit fin au tapage. Aelle s’était levé, et son épée avait arraché des échardes à la longue table non équarrie où une douzaine d’hommes se tenaient devant des assiettes débordantes et des cornes pleines. Cerdic y trônait entre le roi et Lancelot. Ce dernier n’était pas le seul Breton présent. J’aperçus Bors, son cousin, avachi à côté de lui ; Amhar et Loholt, les fils d’Arthur, occupaient le bout de la table. C’étaient tous des ennemis personnels, aussi je touchai la garde d’Hywelbane et priai les Dieux de m’accorder une bonne mort.

Aelle me dévisagea. Il me connaissait, mais savait-il que j’étais son fils ? Lancelot parut étonné de me voir, il rougit même, puis fit signe à un interprète, lui parla brièvement, et l’homme se pencha sur Cerdic pour lui chuchoter à l’oreille. Ce monarque aussi me connaissait, mais ni les paroles de Lancelot ni la présence d’un ennemi ne modifièrent l’expression impénétrable de son visage. C’était celui d’un ecclésiastique, rasé de près, au menton étroit, au front large et haut. Ses lèvres étaient minces et ses cheveux rares peignés sévèrement en arrière étaient noués sur la nuque. Cette figure qui n’avait rien de remarquable, on ne pouvait l’oublier à cause de ses yeux. Des yeux pâles, sans pitié, les yeux d’un tueur.

Aelle paraissait trop étonné pour parler. Il était beaucoup plus âgé que Cerdic, ayant dépassé la cinquantaine d’un an ou deux, ce qui faisait de lui un vieil homme, mais il semblait toujours redoutable. Grand, la poitrine large, le visage plat et dur, le nez cassé, les joues balafrées, la barbe noire et fournie, il portait une belle robe écarlate, un épais torque d’or au cou et davantage d’or aux poignets, mais aucune parure ne pouvait dissimuler le fait que c’était d’abord et avant tout un soldat, un grand ours de guerrier saxon. Deux doigts lui manquaient à la main droite, tranchés lors d’une bataille très ancienne et j’imaginais qu’il avait dû en faire chèrement payer la perte. Il parla enfin. « Tu oses venir ici ?

— Pour vous voir, Seigneur Roi », répondis-je et je mis un genou en terre. Je saluai Aelle, puis Cerdic, mais pas Lancelot. Pour moi, il ne représentait rien qu’un roi client de Cerdic, un élégant traître breton dont le visage sombre exsudait la haine que je lui inspirais.

Cerdic embrocha un morceau de viande sur un long couteau, le porta à sa bouche, puis hésita. « Nous ne recevons aucun messager d’Arthur, dit-il comme en passant, et ceux qui seraient assez stupides pour venir, nous les tuons. » Il mit la viande dans sa bouche, puis se détourna, ayant disposé de moi comme d’une petite affaire triviale. Ses hommes réclamèrent ma mort à grands cris.

Aelle imposa de nouveau le silence en frappant la table de son épée. « Viens-tu de la part d’Arthur ? » me défia-t-il.

Je décidai que les Dieux me pardonneraient une contrevérité. « Je vous apporte les salutations d’Erce, Seigneur Roi, et le respect filial de son fils qui est aussi, à sa grande joie, le vôtre. »

Cela ne signifiait rien pour Cerdic. Lancelot, qui avait écouté la traduction, chuchota de nouveau d’un air pressant à son interprète, et l’homme parla une fois de plus à Cerdic. Je ne doutais pas qu’il eût inspiré les paroles que ce dernier proféra alors. « Il doit mourir », insista-t-il. Il parla très calmement, comme si ma mort était un petit détail. « Nous avons conclu un accord, rappela-t-il à Aelle.

— Notre accord dit que nous ne recevrons aucun envoyé de notre ennemi, répondit Aelle, les yeux toujours fixés sur moi.

— Et qu’est-il d’autre ? demanda Cerdic, laissant enfin libre cours à sa colère.

— C’est mon fils, répondit simplement Aelle, et tous ceux présents dans la salle en eurent le souffle coupé. Tu es mon fils, n’est-ce pas ?

— Je le suis, Seigneur Roi.

— Vous avez d’autres fils », dit Cerdic d’un air désinvolte, et il désigna d’un geste des hommes barbus assis à la gauche d’Aelle. Mes demi-frères me dévisageaient, troublés. « Il apporte un message d’Arthur ! insista Cerdic. Ce chien  – il pointa son couteau vers moi  – le sert toujours.

— Apportes-tu un message d’Arthur ? me demanda Aelle.

— J’ai les paroles d’un fils pour un père, rien de plus, mentis-je encore.

— Il doit mourir ! déclara sèchement Cerdic, et tous ses partisans acquiescèrent d’un grondement.

— Je ne tuerai pas mon propre fils dans mon manoir.

— Alors moi, je le peux ? demanda Cerdic d’un ton acide. Si un Breton vient à nous, alors il doit passer au fil de l’épée. » Il proféra ces paroles pour toute la salle. « C’est un accord entre nous ! » insista-t-il et ses hommes l’approuvèrent en rugissant et en frappant leurs boucliers de la hampe de leurs lances. « Cette chose, dit Cerdic en tendant une main vers moi, est un Saxon qui se bat pour Arthur ! C’est une vermine et vous savez ce qu’on fait de la vermine ! » Les guerriers beuglèrent pour réclamer ma mort et leurs chiens se joignirent à eux en aboyant et en hurlant. Lancelot me regardait, le visage indéchiffrable, tandis que Loholt et Amhar montraient ouvertement leur vif désir de participer à mon massacre. Loholt avait pour moi une haine toute particulière car je lui avais tenu le bras pendant que son père lui tranchait la main droite.

Aelle attendit que le tumulte s’apaise. « Dans mon manoir, dit-il, soulignant le possessif pour montrer que c’était lui qui régnait en ces lieux et pas Cerdic, un guerrier meurt l’épée à la main. Est-ce qu’un homme, ici, souhaite tuer Derfel à armes égales ? » Il fit le tour de la salle des yeux, invitant quelqu’un à me défier. Personne ne réagit, et Aelle regarda de haut son royal compagnon. « Je ne romprai nul accord passé avec vous, Cerdic. Nos lances agiront ensemble et rien de ce que mon fils dira ne pourra empêcher notre victoire. »

Cerdic ôta une fibre de viande coincée entre ses dents. « Son crâne, dit-il en me montrant du doigt, fera un bel étendard pour notre bataille. Je veux qu’il meure.

— Alors, tuez-le », répliqua Aelle d’un air méprisant. Ils avaient beau être alliés, il n’y avait guère d’affection entre eux. L’ambition de Cerdic déplaisait fort à Aelle, tandis que le jeune monarque trouvait que son aîné manquait de cruauté.

Cerdic accueillit le défi d’Aelle avec un demi-sourire. « Pas moi, dit-il d’une voix douce, mais mon champion exécutera le travail. » Il fouilla la salle du regard, découvrit l’homme qu’il cherchait et pointa le doigt sur lui. « Liofa ! Il y a une vermine ici. Tue-la ! »

Les guerriers poussèrent de nouveaux vivats. Ils se délectaient à l’idée d’un combat et sans doute qu’avant la fin de la nuit la bière qu’ils buvaient causerait plus d’une bagarre mortelle, mais un duel à mort entre le champion d’un roi et le fils d’un autre roi était un spectacle bien plus excitant qu’une querelle d’ivrogne, et un meilleur divertissement que la mélodie des deux harpistes qui nous contemplaient depuis les angles de la salle.

Je me retournai pour voir mon adversaire, espérant qu’il serait à moitié saoul, et donc une proie plus facile pour Hywelbane, mais l’homme qui s’avança entre les convives n’était pas du tout ce que j’avais escompté. Je pensais qu’il serait grand et fort, à peu près du gabarit d’Aelle, mais ce champion était un guerrier maigre, agile, au visage calme et rusé, que ne marquait aucune cicatrice. Il me toisa d’un coup d’œil impavide tout en laissant tomber sa cape, puis tira de son fourreau en cuir une longue épée à lame mince. Il avait peu de bijoux, rien qu’un simple torque d’argent, et ses vêtements ne portaient aucun de ces signes distinctifs que les champions aimaient arborer. Tout en lui respirait l’expérience et la hardiesse, et son visage indemne suggérait soit une chance monstrueuse, soit un talent peu ordinaire. Il avait de plus l’air effroyablement sobre tandis qu’il s’avançait dans l’espace libre, devant la table d’honneur, et saluait les lois.

Aelle parut troublé. « Pour pouvoir parler avec moi, tu dois survivre à Liofa, me dit-il. Tu peux aussi partir et rentrer chez toi sain et sauf. » Les guerriers huèrent cette suggestion.

« Je parlerai avec vous, Seigneur Roi », répondis-je.

Aelle opina du chef, puis s’assit. Il semblait chagrin, et je devinai que Liofa avait une effroyable réputation. Il devait être bon, sinon il ne serait pas le champion de Cerdic, mais je lus sur le visage d’Aelle qu’il était plus que bon.

Pourtant, j’avais aussi une réputation qui parut inquiéter Bors, car il chuchota d’un air pressant à l’oreille de Lancelot. Une fois que son cousin eut terminé, ce dernier convoqua l’interprète qui, à son tour, parla à Cerdic. Le roi l’écouta, puis me lança un regard sombre. « Comment savoir si votre fils ne porte pas sur lui une amulette de Merlin ? »

Les Saxons avaient toujours craint notre druide, et cette suggestion les fit gronder de colère.

Aelle fronça les sourcils. « En portes-tu une, Derfel ?

— Non, Seigneur Roi. »

Cerdic n’était pas convaincu. « Ces hommes pourraient reconnaître la magie de Merlin », insista-t-il en désignant Lancelot et Bors ; puis il parla à l’interprète qui transmit ses ordres à Bors. Celui-ci haussa les épaules, se leva, contourna la table et descendit de l’estrade. Il hésita en s’approchant de moi, mais j’étendis les bras afin de montrer que je ne lui voulais aucun mal. Bors examina mes poignets, y cherchant peut-être des brins d’herbe noués ou quelque autre amulette, puis il délaça mon justaucorps de cuir. « Prends garde à lui, Derfel », murmura-t-il en breton et, surpris, je compris que Bors n’était pas vraiment un ennemi. Il avait persuadé Lancelot et Cerdic qu’il fallait me fouiller juste pour pouvoir me chuchoter un avertissement. « Il est aussi rapide qu’une belette, poursuivit-il, et combat des deux mains. Fais attention à ce bâtard s’il fait semblant de glisser. » Il vit la petite broche en or que m’avait donnée Ceinwyn. « Est-elle enchantée ? me demanda-t-il.

— Non.

— Je vais tout de même la garder », dit-il en dégrafant la broche et en la montrant à toute la salle. Les guerriers rugirent de colère à l’idée que j’avais peut-être caché un talisman. « Donne-moi ton bouclier », dit Bors, car Liofa n’en avait pas.

Je sortis mon bras gauche des énarmes et le tendis à Bors. Il le prit et l’appuya contre l’estrade, puis y suspendit la broche. Il me regarda comme pour s’assurer que j’avais vu où il la mettait, et j’acquiesçai d’un signe de tête.

Le champion de Cerdic fendit l’air enfumé de son épée. « J’ai tué quarante-huit hommes en combat singulier, me dit-il d’une voix douce, presque lasse, et perdu le compte de ceux qui sont tombés sous mes coups. » Il se tut et toucha son visage. « Je n’en ai gardé aucune cicatrice. Tu peux te rendre tout de suite si tu souhaites une mort rapide.

— Tu peux me remettre ton épée, lui dis-je, et t’épargner ainsi une défaite. »

L’échange d’insultes était une formalité. Liofa rejeta mon offre d’un haussement d’épaules et se tourna vers les rois. Il s’inclina de nouveau et je fis de même. Nous étions à dix pas l’un de l’autre, au milieu de l’espace libre entre l’estrade et le plus proche des trois grands feux ; de chaque côté, la salle grouillait d’hommes excités. J’entendis le cliquètement des pièces que les parieurs engageaient.

Aelle nous signifia d’un signe de tête son accord. Je tirai Hywelbane et portai sa garde à mes lèvres. Je baisai l’une des petites esquilles d’os de porc qui y avaient été insérées. Les deux fragments constituaient mon véritable talisman, et ils étaient bien plus puissants que la broche car, autrefois, ces ossements avaient fait partie des objets magiques de Merlin. Ils ne m’assuraient aucune protection, mais je baisai une seconde fois la garde avant de me tourner vers Liofa.

Nos épées, lourdes et grossières, ne gardaient pas leur tranchant durant la bataille et devenaient vite des grandes massues de fer dont le maniement exigeait une force considérable. Un combat à l’épée n’a rien de raffiné, mais exige du savoir-faire. Il faut savoir tromper l’ennemi, le persuader qu’un coup va venir de la gauche et, quand il se garde de ce côté, le frapper à droite, quoique, dans la plupart des cas, ce n’est pas l’astuce qui l’emporte, mais la force brute. L’un s’affaiblit, baisse sa garde et l’épée du vainqueur le frappe à mort.

Mais Liofa ne combattait pas comme cela. De fait, ni avant ni depuis, je n’ai affronté un homme tel que lui. Je sentis la différence dès qu’il s’approcha de moi, car la lame de son épée, bien qu’aussi longue qu’Hywelbane, était beaucoup plus mince et plus légère. Il avait sacrifié le poids à la rapidité, et je compris que cet homme serait aussi vif que Bors me l’avait dit, vif comme l’éclair ; juste au moment où j’en pris conscience, il attaqua, et au lieu de brandir son épée en lui faisant décrire un grand arc de cercle, il se fendit pour tenter de me transpercer le bras.

J’esquivai sa botte. Ces choses-là se passent si vite qu’après, lorsqu’on essaie de se remémorer les épisodes d’un combat, l’esprit ne peut reconstituer chaque mouvement et sa parade, mais j’avais vu une lueur dans son œil, vu que son épée ne pouvait que porter un coup de pointe et j’avais bougé juste au moment où l’arme fonçait vers moi comme un fouet. Je fis comme si la rapidité de son attaque ne m’avait pas surpris et ne parai pas, mais me contentai de faire un pas de côté puis, quand j’estimai qu’il devait être déséquilibré, je grondai et abattis Hywelbane en un coup qui aurait éventré un bœuf.

Il fit un saut en arrière, pas déséquilibré du tout, et étendit si bien les bras que ma lame faucha l’air à six pouces de son ventre. Il attendit que je frappe à nouveau, mais je lui laissai l’initiative. Les hommes criaient, exigeant que le sang coule, mais je n’y prêtai pas l’oreille. Mon regard restait fixé sur les calmes yeux gris de Liofa. Il soupesa son épée, toucha rapidement la mienne, puis se fendit.

Je parai aisément, puis bloquai le coup en retour qui suivit aussi naturellement que le jour suit la nuit. Nos épées s’entrechoquaient bruyamment, mais je sentais que Liofa ne faisait pas de vrais efforts. Il m’offrait le combat auquel je pouvais m’attendre, mais m’évaluait aussi tout en se fendant et en portant coup après coup. Je parais ceux de taille, sentant qu’ils devenaient plus violents, et juste au moment où je m’attendais à ce qu’il fasse un véritable effort, il suspendit un de ses coups, lâcha son épée en l’air, à mi-course, la rattrapa de la main gauche et l’abattit droit sur ma tête. Il le fit avec la rapidité d’une vipère qui attaque.

Hywelbane se porta au-devant de ce coup. Je ne sais comment elle le fit. Je me préparais à parer une botte portée en biais et brusquement, il n’y avait plus d’épée à cet endroit, mais seulement la mort au-dessus de ma tête, pourtant ma lame se trouva au bon endroit et l’épée plus légère de mon adversaire glissa jusqu’à la garde d’Hywelbane ; je tentai de transformer cette parade en contre-attaque, mais ma riposte était trop faible et Liofa sauta facilement en arrière. Je continuai à avancer, portant à mon tour des coups d’estoc, y mettant toute ma force si bien qu’un seul aurait dû l’étriper ; la rapidité et la brutalité de mes attaques ne lui laissaient pas d’autre choix que la retraite. Il les para aussi aisément que j’avais paré les siens, mais il n’y avait pas de résistance dans sa défense. Il me laissait frapper et au lieu de contre-attaquer, il se protégeait en reculant constamment. Il me laissait épuiser ma force à tailler dans le vide, et non dans l’os, le muscle et le sang. Je portai un dernier coup d’estoc massif, suspendis la lame à mi-course et fis pivoter mon poignet pour lui enfoncer Hywelbane dans le ventre.

Son épée fit mine de parer le coup, puis cingla vers moi tandis qu’il esquivait. Je fis le même pas rapide de côté, si bien que nous nous manquâmes tous deux. Mais nous nous heurtâmes, poitrine contre poitrine, et je sentis son haleine. Elle avait une faible odeur de bière, bien qu’il ne fût certainement pas ivre. Il se figea durant un battement de cœur, puis courtoisement écarta son bras droit et me regarda d’un air narquois, comme pour suggérer que nous nous engagions à rompre. J’acquiesçai d’un signe de tête et nous reculâmes tous deux, les épées écartées, pendant que la foule parlait d’un air excité. Ils savaient qu’ils assistaient à un combat comme on en voit rarement. Liofa était célèbre parmi eux, et j’ose affirmer que mon nom n’était pas ignoré, mais je sentais que j’avais probablement trouvé mon maître. Ma compétence, si j’en avais une, était celle d’un soldat. Je savais briser un mur de boucliers, je savais combattre avec la lance et l’écu, ou avec l’épée et le bouclier, mais Liofa, le champion de Cerdic, n’avait qu’un seul talent, le duel à l’épée. Cet homme constituait un danger mortel.

Nous reculâmes de six ou sept pas, puis Liofa se fendit, aussi léger qu’un danseur, et me porta un rapide coup d’estoc. Hywelbane vint à sa rencontre et je notai que mon adversaire tressaillit avant de se dégager de ma ferme parade. J’étais plus rapide qu’il ne l’avait escompté, ou peut-être était-il plus lent que d’ordinaire car rien qu’un peu de bière peut suffire à ralentir un homme. Certains ne combattent qu’une fois ivres, mais ceux qui vivent le plus longtemps sont ceux qui arrivent sobres au combat.

Ce tressaillement me tracassait. Je ne l’avais pas blessé, mais visiblement inquiété. Je lui portai un coup et il recula d’un bond, ce qui me laissa quelques secondes pour réfléchir. Qu’est-ce qui l’avait fait broncher ? Puis je me souvins de la faiblesse de ses parades et compris qu’il n’osait pas engager son épée avec la mienne car elle était trop légère. Si je pouvais frapper sa lame de toutes mes forces, elle avait de grandes chances de se briser, aussi je lui portai des coups de pointe, mais cette fois en rafale et rugis tout en avançant à pas lourds vers lui. Je le maudis par l’air, par le feu et par la mer. Je le traitai de femmelette, je crachai sur sa tombe et sur celle où sa chienne de mère était enterrée ; il ne répondit pas, mais laissa son épée rencontrer la mienne puis l’esquiver, et toujours il reculait, et ses yeux pâles me guettaient.

Puis il glissa. Son pied droit parut déraper sur les joncs et sa jambe se déroba sous lui. Il bascula en arrière et tendit la main gauche pour freiner sa chute ; je rugis que j’allais le tuer et levai Hywelbane.

Puis je m’écartai de lui, sans même essayer de lui porter le coup mortel.

Bors m’avait averti à propos de cette glissade et je l’avais attendue. Cette feinte était merveilleuse à contempler et j’avais failli en être dupe car j’aurais juré que c’était un accident ; Liofa était un acrobate autant qu’un duelliste, et sa perte apparente d’équilibre se transforma en un brusque mouvement souple qui projeta son épée à l’endroit où mes pieds auraient dû être. J’entends encore cette longe lame mince siffler à quelques pouces des joncs éparpillés sur le sol. Le coup aurait dû me trancher les chevilles et m’estropier, seulement je n’étais plus là.

J’avais reculé et maintenant je le regardais calmement. Il leva les yeux d’un air piteux. « Relève-toi, Liofa », dis-je d’une voix calme qui lui montrait bien que ma rage était feinte.

Je pense qu’il comprit alors que j’étais vraiment dangereux. Il cligna des yeux, une ou deux fois, et je devinai qu’il avait utilisé contre moi ses meilleurs tours, or aucun n’avait marché et sa confiance s’en trouvait sapée. Mais pas son savoir-faire, et il attaqua vite et fort pour me faire reculer par une succession de brefs coups d’estoc, de bottes rapides et de brusques mouvements circulaires. Je ne parai pas ces derniers, tandis que j’écartai les autres assauts en touchant son fer du mieux que je pus, les détournant et tentant de briser son rythme, mais pour finir, un coup d’estoc me frappa carrément. Je le pris dans l’avant-bras gauche et la manche en cuir absorba la force de l’épée, mais j’en gardai une meurtrissure pendant près d’un mois. La foule soupira. Ils avaient suivi le combat d’un regard attentif et attendaient avec avidité de voir le premier sang couler. Liofa arracha sa lame de mon bras, non sans essayer de plonger le tranchant dans le cuir jusqu’à l’os, mais je l’écartai et lui portai une botte qui l’obligea à reculer.

Il s’attendit à ce que je passe à l’attaque, mais c’était à moi de lui jouer des tours. Délibérément, je ne m’avançai pas vers lui, mais au contraire, laissai mon épée retomber de quelques pouces tout en respirant péniblement. Je secouai la tête, pour tenter d’écarter de mon front les mèches trempées de sueur. Il faisait chaud à côté du grand feu. Liofa me regardait avec circonspection. Il voyait bien que j’étais hors d’haleine, il voyait mon épée fléchir, mais il n’avait pas tué quarante-huit hommes en prenant des risques. Il me porta l’un de ses rapides coups d’estoc pour vérifier ma réaction. Ce bref assaut exigeait une parade, mais ne risquait pas de m’entailler comme une hache. Je parai en retard, à dessein, et laissai la pointe de l’épée de Liofa toucher le haut de mon bras tandis qu’Hywelbane heurtait bruyamment la partie la plus épaisse de sa lame. Je gémis, fis mine de contre-attaquer, puis dégageai ma lame tandis qu’il esquivait aisément.

De nouveau, je l’attendis. Il se fendit, j’écartai son épée, mais n’essayai pas cette fois de rendre coup pour coup. La foule était devenu silencieuse, sentant que le combat tirait à sa fin. Liofa me porta une autre botte et de nouveau je parai. Il préférait les coups de pointe car ils pouvaient tuer sans exposer sa précieuse lame, mais je savais que si je parais assez souvent ces coups rapides, il finirait par me tuer de la bonne vieille manière. Il essaya encore deux bottes et j’écartai la première maladroitement, reculai pour esquiver la seconde, puis passai rapidement ma manche gauche sur mes yeux comme si la sueur me piquait.

Alors, il passa à l’attaque. Il cria pour la première fois en levant son épée au-dessus de sa tête pour me porter un coup puissant, puis l’inclina en biais vers mon cou. Je parai aisément, chancelai de façon que son coup de faux rase le sommet de mon crâne, puis laissai retomber un peu ma lame, et il fit alors ce que j’attendais de lui.

Il leva son épée et l’abattit de toutes ses forces. Il le fit vite et bien, mais je connaissais sa vivacité maintenant, et j’avais déjà levé Hywelbane en une contre-attaque aussi rapide. Je tenais la garde à deux mains et mis toute ma force dans le coup de pointe qui ne visait pas Liofa, mais son épée.

Les deux épées s’entrechoquèrent.

Seulement cette fois, il n’y eut pas de tintement, mais un craquement.

Car la lame de Liofa s’était brisée. Les deux tiers de l’épée se détachèrent et tombèrent sur les joncs, ne lui laissant qu’un court tronçon à la main. Il eut l’air horrifié. Puis, le temps d’un battement de cœur, il parut tenté de m’attaquer avec ce qui restait de son arme, mais je lui portai deux rapides coups d’estoc qui l’obligèrent à reculer. Il comprit alors que je n’étais pas du tout fatigué. Il vit aussi qu’il était un homme mort, pourtant il tenta de parer Hywelbane avec son épée brisée, mais ma lame écarta lourdement le faible moignon de métal et je lui portai un coup d’estoc.

Et appuyai fermement ma pointe sur le torque d’argent qui ornait sa gorge. « Seigneur Roi ? » appelai-je, sans détacher mon regard de celui de Liofa. La salle était silencieuse. Les Saxons avaient vu leur champion vaincu et ils restaient sans voix. « Seigneur Roi ? criai-je de nouveau.

— Seigneur Derfel ? répondit Aelle.

— Vous m’avez demandé de combattre le champion du roi Cerdic, vous ne m’avez pas demandé de le tuer. Je vous prie de m’accorder sa vie. »

Aelle se tut un moment. « Sa vie est à toi, Derfel.

— Est-ce que tu te rends ? » demandai-je à Liofa. Il ne répondit pas tout de suite. Son orgueil cherchait encore une victoire, mais tandis qu’il hésitait, je déplaçai la pointe d’Hywelbane de sa gorge à sa joue droite. « Eh bien ? insistai-je.

— Je me rends », dit-il, et il jeta ce qui lui restait de son épée.

J’enfonçai Hywelbane juste assez pour lui percer la peau et ôter un morceau de chair de sa pommette. « Une cicatrice, Liofa, pour te rappeler que tu as combattu le seigneur Derfel Cadarn, fils d’Aelle, et que tu as perdu. » Je le laissai là, saignant. La foule m’acclama. Les hommes sont d’étranges choses. Un moment auparavant, ils réclamaient ma vie à grands cris et maintenant ils m’ovationnaient parce que j’avais épargné celle de leur champion. Je récupérai la broche de Ceinwyn, ramassai mon bouclier et levai les yeux vers mon père. « Je vous apporte les salutations d’Erce, Seigneur Roi.

— Elles sont les bienvenues, Seigneur Derfel, répondit Aelle, elles sont les bienvenues. »

Il me désigna une chaise, à sa gauche, qu’un de ses fils avait libérée ; je rejoignis donc les ennemis d’Arthur à leur table d’honneur. Et je festoyai.

 

*

 

À fin du banquet, Aelle m’emmena dans sa chambre située derrière l’estrade. C’était une grande pièce aux hautes poutres, avec un feu brûlant au centre et un lit de fourrures sous le mur du pignon. Le roi ferma la porte où il avait posté des gardes, puis me fit signe de m’asseoir sur un coffre en bois, près du mur, pendant qu’il se rendait au fond, défaisait son pantalon et urinait dans un puisard creusé dans le sol de terre battue. « Liofa est rapide, me dit-il tout en pissant.

— Très.

— Je pensais qu’il te battrait.

— Il n’était pas assez rapide, ou la bière l’avait ralenti. Maintenant, crachez dedans.

— Cracher dans quoi ? demanda mon père.

— Dans votre urine. Pour conjurer le mauvais sort.

— Derfel, mes Dieux ne tiennent pas compte de la pisse ou des crachats », dit-il amusé. Il avait invité deux de ses fils à venir dans la pièce et ces deux-là, Hrothgar et Cyrning, me regardaient avec curiosité. « Alors, quel message m’envoie Arthur ? demanda Aelle.

— Pourquoi en aurait-il envoyé un ?

— Parce que, autrement, tu ne serais pas ici. Tu crois avoir été engendré par un imbécile, mon garçon ? Alors, qu’est-ce que veut Arthur ? Non, ne me le dis pas, laisse-moi deviner. » Il rattacha la ceinture de son pantalon en tartan, puis alla s’installer sur l’unique siège, un fauteuil romain en bois noir incrusté d’ivoire, dont une grande partie de la décoration avait disparu. « Il propose de me garantir la propriété de cette terre si j’attaque Cerdic l’année prochaine, hein ?

— Oui, Seigneur.

— La réponse est non, gronda-t-il. Cet homme m’offre ce qui m’appartient déjà ! Quelle sorte d’offre est-ce là ?

— Une paix perpétuelle, Seigneur Roi. »

Aelle sourit. « Quand un homme promet quelque chose pour l’éternité, il joue avec la vérité. Rien n’est éternel, mon garçon, rien. Dis à Arthur que mes lanciers marcheront avec Cerdic l’année prochaine. » Il rit. « Tu as perdu ton temps, Derfel, mais je suis content que tu sois venu. Demain, nous parlerons d’Erce. Tu veux une femme pour la nuit ?

— Non, Seigneur Roi.

— Ta princesse n’en saura jamais rien, ne taquina-t-il.

— Non, Seigneur Roi.

— Et il se prétend mon fils ! » Aelle rit, et ses fils rirent avec lui. Ils étaient tous deux grands et, bien que leurs cheveux fussent noirs, j’ai dans l’idée qu’ils me ressemblaient, tout comme je me doutais qu’on les avait invités dans cette pièce pour qu’ils soient témoins de la conversation et transmettent le refus catégorique d’Aelle aux autres chefs saxons. « Tu peux dormir sur le seuil de ma porte, dit Aelle en congédiant ses fils d’un geste, tu y seras en sécurité. » Il attendit que Hrothgar et Cyrning soient sortis de la pièce, puis me retint. « Demain, dit mon père à voix basse, Cerdic rentrera chez lui et il emmènera Lancelot. Cerdic va se méfier parce que je t’ai laissé la vie, mais je survivrai à ses soupçons. Nous parlerons demain, Derfel, et je te donnerai une plus longue réponse pour Arthur. Ce ne sera pas celle qu’il désire, mais peut-être suffira-t-elle à le contenter. Va maintenant, j’attends de la compagnie. »

Je dormis dans l’étroit espace entre l’estrade et la porte de mon père. Durant la nuit, une jeune fille passa devant moi pour se rendre dans le lit d’Aelle pendant que, dans la grande salle, les guerriers chantaient, se battaient, buvaient, et à la longue, cédèrent au sommeil, bien que l’aube fût levée avant que le dernier commençât à ronfler. Je m’éveillai en entendant les coqs chanter sur la colline de Thunreslea, alors je sanglai Hywelbane, ramassai ma cape et mon bouclier, et passai devant les braises des feux pour sortir dans l’air vif et glacé. Une brume s’accrochait au plateau élevé, s’épaississant en brouillard au fur et à mesure que le terrain descendait vers l’endroit où la Tamise s’élargissait et se jetait dans la mer. Je m’éloignai du manoir et marchai jusqu’au bord de la colline d’où je contemplai la blancheur suspendue au-dessus de la rivière.

« Mon Seigneur Roi m’a ordonné de te tuer si je te trouvais seul », dit une voix derrière moi.

Me retournant, je vis Bors, le cousin et le champion de Lancelot. « Je te dois des remerciements, dis-je.

— Pour t’avoir averti, à propos de Liofa ? » Bors haussa les épaules comme si c’était chose de peu d’importance. « Il est rapide, hein ? Rapide et meurtrier. » Bors vint se poster à côté de moi et mordit dans une pomme, décida qu’elle était blette et la jeta. C’était encore un guerrier grand et fort, un lancier balafré à la barbe noire qui s’était tenu derrière beaucoup trop de murs de boucliers et avait vu beaucoup trop d’amis abattus. Il rota. « Ça m’était égal de me battre pour donner le trône de Dumnonie à mon cousin, dit-il, mais je n’ai jamais eu envie de combattre pour un Saxon. Et je ne voulais pas te voir taillé en pièces pour l’amusement de Cerdic.

— Mais l’année prochaine, Seigneur, tu combattras pour Cerdic.

— Tu crois ? » me demanda-t-il. Il semblait amusé. « Je ne sais pas ce que je ferai l’année prochaine, Derfel. Peut-être m’embarquerai-je pour Lyonesse ? On m’a dit que là-bas vivent les femmes les plus belles du monde. Elles ont des cheveux d’argent, des corps d’or et pas de langue. » Il rit, puis tira une autre pomme d’un petit sac et la frotta sur sa manche. « Mon Seigneur Roi, dit-il en parlant de Lancelot, va combattre pour Cerdic, mais que peut-il faire d’autre ? Arthur ne l’accueillerait pas bien. »

Je compris alors que Bors me sondait. « Mon seigneur Arthur n’a rien contre toi, dis-je prudemment.

— Ni moi contre lui, dit Bors la bouche pleine. Aussi peut-être nous rencontrerons-nous de nouveau, Seigneur Derfel. Quel dommage que je ne t’ai pas trouvé ce matin. Mon Seigneur Roi m’aurait généreusement récompensé si je t’avais tué. » Il me fit un grand sourire et s’en alla.

Deux heures plus tard, je vis Bors partir avec Cerdic, descendre la colline où la brume se déchirait entre les arbres aux feuilles rouges. Une centaine d’hommes s’en alla avec Cerdic, dont la plupart souffraient des suites du festin de la nuit, tout comme les hommes d’Aelle qui formèrent une escorte pour accompagner les invités. Je chevauchai derrière mon père dont le cheval était mené par la bride tandis que lui marchait avec Cerdic et Lancelot. Ils étaient suivis par deux porteurs d’enseignes ; l’un tenait celle d’Aelle, le crâne de taureau éclaboussé de sang planté sur un bâton, l’autre brandissait celle de Cerdic, un crâne de loup peint en rouge où était suspendue la peau écorchée d’un mort. Lancelot m’ignorait. Plus tôt, dans la matinée, quand nous nous étions rencontrés par hasard, près du manoir, il avait fait semblant de ne pas me voir et je n’avais accordé nulle importance à cette rencontre. Ses hommes avaient massacré ma fille cadette, et bien que j’aie tué les meurtriers, j’aurais bien aimé venger l’âme de Dian sur Lancelot lui-même, mais cela m’était impossible dans le manoir d’Aelle. Alors, d’une crête herbue surplombant les rives boueuses de la Tamise, je regardai Lancelot et ses quelques serviteurs rejoindre les vaisseaux de Cerdic.

Seuls Amhar et Loholt osèrent me défier. Les jumeaux étaient des jeunes gens maussades qui détestaient leur père et méprisaient leur mère. Ils se prenaient pour des princes, mais Arthur, qui dédaignait les titres, refusait de leur accorder cet honneur et cela ne faisait qu’accroître leur ressentiment. Ils croyaient qu’on les avait dépouillés du rang, de la terre, de la fortune et des honneurs royaux, et étaient prêts à combattre pour quiconque essaierait d’abattre Arthur, qu’ils accusaient de leur mauvaise fortune. Le moignon du bras droit de Loholt était gainé d’argent, étui auquel il avait fixé une paire de griffes d’ours. Ce fut Loholt qui se tourna vers moi. « Nous nous retrouverons l’année prochaine », me dit-il.

Je savais qu’il cherchait la bagarre, mais je répondis d’une voix suave : « J’attends ce moment avec impatience. »

Il leva son moignon gainé d’argent, me rappelant que j’avais tenu son bras pendant que son père le frappait avec Excalibur. « Tu me dois une main, Derfel. »

Je ne répondis rien. Amhar était venu se poster auprès de son frère. Tous deux avaient le visage osseux aux lourdes mâchoires de leur père, mais aigri, si bien que l’on n’y voyait pas la force d’Arthur. Plutôt une ruse proche de celle des loups.

« Tu ne m’as pas entendu ? demanda Loholt.

— Réjouis-toi d’avoir encore une main. Quant à ma dette envers toi, Loholt, je la paierai avec Hywelbane. »

Ils hésitèrent, mais n’étant pas certains que les gardes de Cerdic les soutiendraient s’ils tiraient leur épée, ils se contentèrent de cracher vers moi avant de faire demi-tour et de descendre en plastronnant jusqu’à la grève boueuse où attendaient les deux bateaux de Cerdic.

Cette rive, en contrebas de Thunreslea, était un vilain endroit, mi-terre, mi-mer, où la rencontre du fleuve et de l’océan avait engendré un paysage morne de bancs de boue ou de sable et de petits bras de mer entrelacés. Des mouettes crièrent lorsque les lanciers de Cerdic traversèrent la plage vaseuse, pataugèrent dans le chenal peu profond et se hissèrent par-dessus le plat-bord de leurs chaloupes. Je vis Lancelot soulever l’ourlet de sa cape et, l’air dégoûté, se frayer un chemin dans la boue pestilentielle. Loholt et Amhar le suivirent et, une fois qu’ils eurent atteint leur bateau, ils se retournèrent et pointèrent deux doigts vers moi, pour me jeter un sort. Je fis comme si je n’avais rien vu. Les voiles étaient déjà déployées, mais le vent restait faible et les deux nefs à la proue relevée ne sortirent de l’étroit ruisseau dont l’eau refluait que grâce aux longues rames manœuvrées par les lanciers de Cerdic. Lorsque les proues des bateaux ornées de têtes de loup firent face au grand large, la soldatesque qui ramait entama un chant qui rythma leurs mouvements. « Hwaet pour ta mère et hwaet pour ta fille et hwaet pour ton amante que tu hwaet sur le sol », et à chaque « hwaet », ils criaient plus fort et tiraient sur leurs longues rames, et les deux navires gagnèrent de la vitesse jusqu’à ce qu’enfin la brume s’enroule autour de leurs voiles grossièrement peintes de crânes de loups. « Et hwaet pour ta mère », reprit le chant, seulement maintenant les voix étaient étouffées par le brouillard, « et hwaet pour ta fille », et les longues coques devinrent indistinctes jusqu’à ce que les navires finissent par s’évanouir tout à fait dans l’air blanchi, « et hwaet pour ton amante que tu hwaet sur le sol ». Le son semblait venir de nulle part, puis il se dissipa à son tour ainsi que les bruits d’éclaboussures de leurs rames.

Deux des hommes d’Aelle hissèrent leur seigneur sur son cheval. « As-tu dormi ? me demanda-t-il lorsqu’il se fut installé sur sa selle.

— Oui, Seigneur Roi.

— J’avais mieux à faire, dit-il sèchement. Suis-moi. » Il frappa des talons les flancs de son cheval qui suivit le rivage, là où les petits ruisseaux se ridaient et disparaissaient dans le sable, aspirés par la marée descendante. Ce matin, en l’honneur du départ de ses hôtes, Aelle avait revêtu le harnois royal. Son heaume de fer était garni d’or et couronné d’une crête de plumes noires, son plastron de cuir et ses longues bottes étaient teints en noir, sa longue cape noire en peau d’ours apetissait son grand palefroi. Une douzaine de ses hommes nous suivaient à cheval, et l’un d’eux portait son enseigne, le crâne de taureau. Aelle, comme moi, chevauchait difficilement sur le sable. « Je savais qu’Arthur t’enverrait, dit-il et, comme je ne répondais pas, il se tourna vers moi. Alors, tu as retrouvé ta mère ?

— Oui, Seigneur Roi.

— Comment est-elle ?

— Vieille, dis-je avec sincérité, vieille, grosse et malade. »

Il soupira. « Ce sont d’abord des jeunes filles si belles qu’elles pourraient briser le cœur de toute une armée, et après deux ou trois enfants, elles deviennent vieilles, grosses et malades. » Il se tut, pensif. « Je ne sais pas pourquoi, je pensais que cela n’arriverait jamais à Erce. Elle était très belle, dit-il avec une tristesse rêveuse, puis il sourit. Mais, les Dieux en soient remerciés, ce ne sont pas les jeunes qui manquent, hein ? » Il rit, puis me jeta un autre coup d’œil. « Dès l’instant où tu m’as dit le nom de ta mère, j’ai su que tu étais mon fils. » Il fit une pause. « Mon premier né.

— Votre premier bâtard, dis-je.

— Et alors ? Le sang, c’est le sang, Derfel.

— Et je suis fier d’avoir le vôtre, Seigneur Roi.

— Et tu dois l’être, mon garçon, même si tu le partages avec pas mal d’autres. Je n’ai pas été avare de mon sang. » Il gloussa, puis engagea son cheval sur un banc de boue et le cingla pour qu’il gravisse la pente glissante jusqu’à l’endroit où une flottille était échouée. « Regarde-les, ces bateaux, Derfel ! dit mon père, en tirant sur les rênes, regarde-les ! Ils semblent inutiles, maintenant, mais presque tous sont arrivés cet été, bourrés d’hommes jusqu’aux plats-bords. » Il frappa des talons les flancs de sa monture et nous passâmes lentement devant la triste rangée de navires immobilisés.

Il y en avait peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix sur le banc de sable. D’élégants navires dont la poupe se recourbait comme la proue, mais qui tous tombaient en ruine. La vase verdissait leurs bordages, leurs sentines étaient inondées et la pourriture noircissait leur bois. Certains, qui devaient être là depuis plus d’un an, n’étaient plus que de sombres squelettes. « Soixante hommes sur chaque, Derfel, dit Aelle, au moins soixante, et chaque marée en amenait d’autres. Maintenant que les tempêtes hantent le large, ils ne viennent plus, mais on en construit et ceux-là arriveront au printemps. Pas seulement ici, Derfel, mais sur toute la côte ! » Il fit un geste qui embrassait le rivage oriental de la Bretagne dans sa totalité. « Des navires et des navires ! Tous pleins de nos gens, qui cherchent un foyer, une terre. » Il proféra ce dernier mot avec violence, puis détourna son cheval du mien sans attendre de réponse. « Viens ! » cria-t-il, et à sa suite, je franchis la boue d’un ruisseau que ridait la marée, remontai un banc de galets puis, passant entre des buissons épineux, gravis la colline que couronnait le grand manoir.

Aelle réfréna sa bête sur un épaulement où il m’attendit, puis lorsque je l’eus rejoint, il me désigna en silence un col, en bas. Une armée s’y tenait. Je ne pus les compter, tant il y avait d’hommes rassemblés dans ce repli de terrain, qui, je le savais, ne constituaient qu’une partie de l’armée d’Aelle. Cette grande foule de guerriers saxons, quand elle vit son roi se découper sur le ciel, fit éclater un tonnerre de vivats et se mit à frapper les boucliers avec les hampes des lances, si bien que tout le ciel gris s’emplit de leur terrible vacarme. Aelle leva sa main droite mutilée et le bruit s’éteignit. « Tu vois, Derfel ? me demanda-t-il.

— Je vois ce que vous avez choisi de me montrer, Seigneur Roi, répondis-je évasivement, sachant exactement le message que m’avaient transmis les bateaux échoués et la foule d’hommes en armure.

— Je suis fort maintenant, et Arthur faible. Peut-il lever ne serait-ce que cinq cents hommes ? J’en doute. Les lanciers du Powys viendront à son secours, mais suffiront-ils ? J’en doute. J’ai un millier de lanciers, Derfel, et deux fois autant d’hommes affamés qui manieront une hache pour acquérir quelques toises de terrain bien à eux. Et Cerdic a encore plus d’hommes, beaucoup plus, et il a bien plus désespérément besoin de terres que moi. Il nous faut des terres, Derfel, il nous en faut, et Arthur en a, et Arthur est faible.

— Le Gwent a mille lanciers, et si vous envahissez la Dumnonie, il viendra à son aide. » Je n’en étais pas certain, mais avoir l’air confiant ne pouvait desservir la cause d’Arthur. « Le Gwent, la Dumnonie et le Powys se battront, et d’autres viendront se ranger sous la bannière d’Arthur. Les Blackshields combattront pour nous, et des lanciers arriveront du Gwynedd et d’Elmet, et même du Rheged et du Lothian. »

Aelle sourit de ma vantardise. « Tu n’as pas encore compris la leçon, Derfel, alors, viens », dit-il. Et de nouveau, il éperonna son cheval, continuant de gravir la colline, mais cette fois en direction de l’est, vers un bosquet. Il mit pied à terre, fit signe à son escorte de rester où elle était, puis m’emmena le long d’un sentier étroit jusqu’à une clairière où se dressaient deux petits bâtiments en bois. Ce n’étaient que des cabanes aux toits pointus en chaume de seigle, aux murs bas faits de troncs non dégrossis. « Tu vois ? » dit-il en désignant le pignon de le plus proche.

Je crachai pour conjurer le mal, car là-haut était plantée une croix en bois. C’était la dernière chose que je m’attendais à voir ici, dans le Llogyr païen : un temple chrétien. La seconde hutte, un peu plus basse, devait être l’habitation du prêtre qui vint nous saluer en franchissant, à quatre pattes, la porte de sa masure. Il portait une tonsure, une robe noire de moine et une barbe brune emmêlée. Il reconnut Aelle et s’inclina très bas. « Le Christ vous accueille, Seigneur Roi ! cria l’homme en saxon, avec un vilain accent.

— D’où es-tu ? » lui demandai-je en langue bretonne.

Il parut surpris qu’on s’adresse à lui dans sa langue natale. « De Gobannium, Seigneur. » L’épouse du moine, une femme malpropre, aux yeux pleins de ressentiment, sortit en rampant de la masure pour se poster à côté de son homme.

« Que fais-tu ici ? demandai-je à ce dernier.

— Le Seigneur Jésus-Christ a ouvert les yeux du roi Aelle, et nous a envoyés apporter la Bonne Nouvelle aux Saxons. Je suis venu avec mon frère prêtre, Gorfydd, pour prêcher l’évangile aux Saïs. »

Je regardai Aelle qui souriait d’un air sournois. « Des missionnaires du Gwent ? lui demandai-je.

— Ce sont de faibles créatures, n’est-ce pas ? dit Aelle en montrant du geste le moine et sa femme qui rentraient dans leur cabane. Mais ils pensent qu’ils vont nous détourner du culte de Thunor et de Seaxnet, et cela m’arrange de le leur laisser croire. Pour le moment.

— Parce que, dis-je lentement, le roi Meurig vous a promis une trêve si vous laissiez ses prêtres venir chez vous ? »

Aelle rit. « C’est un idiot, ce Meurig. Il se préoccupe plus des âmes de mes gens que de la sécurité de son pays, et deux prêtres sont un modeste prix à payer pour s’assurer de la neutralité des mille lanciers du Gwent lorsque nous prendrons la Dumnonie. » Il passa le bras autour de mes épaules et me ramena vers les chevaux. « Tu vois, Derfel ? Le Gwent ne combattra pas, pas tant que leur roi croira qu’il y a une possibilité que sa religion se propage parmi mes gens.

— Et la religion se propage-t-elle ? » demandai-je.

Il s’étrangla de rire. « Parmi quelques esclaves et des femmes, mais ils ne sont pas nombreux, et elle ne s’étendra guère. J’y veille. J’ai vu ce que cette religion a fait à la Dumnonie, et je ne le permettrai pas ici. Nos anciens Dieux nous suffisent, Derfel, aussi pourquoi en aurions-nous d’autres ? La moitié des ennuis que connaissent les Bretons vient de là. Ils ont perdu leurs Dieux.

— Pas Merlin », dis-je.

Ma remarqua porta. Aelle se tourna vers l’ombre d’un arbre et je lus de l’inquiétude sur son visage. Il avait toujours craint Merlin. « J’ai entendu certaines rumeurs, se hasarda-t-il.

— Les Trésors de Bretagne.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Peu de choses, Seigneur Roi, dis-je avec une certaine franchise, juste une collection de vieux objets dépenaillés. Seuls deux d’entre eux ont une véritable valeur : une épée et un chaudron.

— Tu les as vus ? demanda-t-il d’un air farouche.

— Oui.

— Que feront-ils ? »

Je haussai les épaules. « Personne ne le sait. Arthur croit qu’ils ne feront rien, mais Merlin dit qu’ils commandent aux Dieux et que s’il accomplit la bonne magie au bon moment, les anciens Dieux de la Bretagne exécuteront ses ordres.

— Et il lâchera ces Dieux contre nous ?

— Oui, Seigneur Roi », répondis-je, et cela arriverait bientôt, très bientôt, mais cela, je ne le dis pas à mon père. Aelle se renfrogna. « Nous avons aussi des Dieux.

— Alors, invoquez-les, Seigneur Roi. Laissons les Dieux combattre les Dieux.

— Les Dieux ne sont pas idiots, mon garçon, grogna-t-il, pourquoi combattraient-ils alors que les hommes peuvent s’entre-tuer à leur place ? » Il se remit en marche. « Je suis vieux, me dit-il, et de toute ma vie, je n’ai jamais vu de Dieux. Nous croyons en eux, mais se soucient-ils de nous ? » Il me lança un regard inquiet. « Tu as foi en ces Trésors ?

— Je crois au pouvoir de Merlin, Seigneur Roi.

— Mais à la descente les Dieux sur terre ? » Il y réfléchit un moment, puis secoua la tête. « Et si vos Dieux venaient, pourquoi les nôtres ne viendraient-ils pas pour nous protéger ? Même toi, Derfel, déclara-t-il d’un air sarcastique, tu aurais peine à lutter contre le marteau de Thunor. » Il m’avait mené à l’orée du bois et je vis que son escorte et nos chevaux étaient partis. « Marchons, dit Aelle, et je te dirai tout sur la Dumnonie.

— Je connais la Dumnonie, Seigneur Roi.

— Alors tu sais, Derfel, que son roi est un imbécile, et que celui qui la gouverne ne veut pas être roi, pas même être un, comment appelez-vous cela, un kaiser ?

— Un empereur, dis-je.

— Un empereur », répéta-t-il, ridiculisant ce mot par sa prononciation. Il me fit prendre un sentier qui longeait la forêt. Il n’y avait personne d’autre en vue. Sur notre gauche, le sol descendait en pente jusqu’à la plaine embrumée de l’estuaire, alors qu’au nord s’étendait une grande forêt humide et froide. « Tes chrétiens se rebellent, résuma Aelle, ton roi est un infirme imbécile et ton chef refuse de lui voler le trône. À la longue, Derfel, et plus tôt que tard, un autre homme voudra ce trône. Lancelot a failli s’en emparer, et un homme plus valable que lui essaiera bientôt. » Il se tut, les sourcils froncés. « Pourquoi Guenièvre lui a-t-elle ouvert les cuisses ? demanda-t-il.

— Parce qu’Arthur ne voulait pas devenir roi, dis-je sombrement.

— Alors, c’est un idiot. Et l’année prochaine, cet idiot sera mort, à moins qu’il n’accepte ma proposition.

— Quelle proposition, Seigneur Roi ? » demandai-je en m’arrêtant sous un hêtre d’un rouge flamboyant.

Il fit de même et mit les mains sur mes épaules. « Dis à Arthur de te donner le trône, Derfel. »

Je regardai mon père dans les yeux. Durant un battement de cœur, je crus qu’il plaisantait, puis je vis qu’il était aussi sérieux qu’on puisse l’être. « Moi ? demandai-je, étonné.

— Toi, répondit Aelle, et tu me jureras fidélité. Je veux m’emparer du pays, mais tu peux dire à Arthur de te donner le trône et tu gouverneras la Dumnonie. Mon peuple s’y établira et cultivera la terre, et toi, tu les gouverneras, mais en roi vassal. Nous formerons une fédération, toi et moi. Le père et le fils. Tu gouverneras la Dumnonie et je gouvernerai l’Angleterre.

— L’Angleterre ? » demandai-je, car ce mot était nouveau pour moi.

Il ôta les mains de mes épaules et montra la campagne. « Ça ! Vous nous appelez Saxons, mais toi et moi, nous sommes des Angles. Cerdic est Saxon, mais toi et moi sommes des Anglais, et notre pays est l’Angleterre. Voilà l’Angleterre ! » Il dit cela fièrement, en contemplant les alentours de cette colline mouillée.

« Et Cerdic ? lui demandai-je.

— Toi et moi, nous tuerons Cerdic », dit-il franchement, puis il me tira par le coude et se remit à marcher, mais maintenant, il m’entraînait sur une piste où des cochons, à la recherche de faines, fouillaient du groin les feuilles qui venaient de tomber. « Dis à Arthur ce que je lui propose. Dis-lui qu’il peut avoir le trône, si c’est ce qu’il désire, mais que ce soit lui ou toi, vous le prendrez en mon nom.

— Je le lui dirai, Seigneur Roi. » Je savais qu’Arthur ferait fi de sa proposition. Je pense qu’Aelle le savait aussi, mais sa haine de Cerdic l’avait poussé à la formuler. Il savait que même si Cerdic et lui s’emparaient de tout le sud de la Bretagne, il y aurait ensuite une autre guerre pour déterminer lequel des deux serait le Bretwalda, le Grand Roi. « Et si, au contraire, Arthur et vous attaquiez Cerdic, ensemble, l’année prochaine ? »

Aelle fit non de la tête. « Cerdic a distribué beaucoup trop d’or à mes chefs de clan. Ils ne le combattront pas, pas tant qu’il leur offre la Dumnonie en récompense. Mais si Arthur te donne ce pays et que toi, tu me le donnes, alors ils n’auront que faire de l’or de Cerdic. Tu peux dire cela à Arthur.

— Je le lui dirai, Seigneur Roi », répétai-je, mais je savais qu’Arthur ne voudrait pas accepter cette proposition car c’était manquer au serment fait à Uther quand il lui avait promis de garder Mordred sur le trône, et ce serment constituait le pivot de toute la vie d’Arthur. En fait, j’étais si certain qu’il ne le violerait pas qu’en dépit de ce que je venais de dire à Aelle, je doutais de pouvoir même rapporter ces paroles à Arthur.

Aelle m’amena dans une grande clairière où ma monture m’attendait, à côté d’une escorte de lanciers à cheval. Au centre, se dressait une grande pierre rugueuse, haute comme un homme, et même si elle ne ressemblait pas aux monolithes ornés des anciens temples de Dumnonie, ni aux grands rochers plats sur lesquels nous acclamions nos rois, il s’agissait visiblement d’une pierre sacrée, car aucun des guerriers saxons ne s’aventurait dans le cercle d’herbe, bien que l’on ait planté non loin d’elle un de leurs propres objets sacrés, un grand tronc d’arbre dépouillé de son écorce où un visage était grossièrement sculpté. Aelle me conduisit vers la pierre, mais s’arrêta à quelques pas et fouilla dans un sac qu’il portait à son ceinturon. Il en sortit une petite bourse de cuir qu’il délaça, puis il fit tomber quelque chose dans sa paume. Il me présenta l’objet et je vis que c’était un minuscule anneau d’or serti d’une petite agate taillée. « J’allais donner cela à ta mère lorsque Uther l’a capturée, et je l’ai gardé depuis. Prends-la. »

J’acceptai la bague. C’était un objet tout simple, de fabrication locale. Elle n’était pas romaine, car leurs joyaux étaient exécutés avec beaucoup de finesse, ni saxonne, car les Saïs aimaient les bijoux lourds ; elle avait sûrement été façonnée par un pauvre Breton tombé sous une lame saxonne. La pierre verte, carrée, était sertie de travers, mais la minuscule bague semblait empreinte d’un charme étrange et fragile. « Je n’ai jamais pu l’offrir à ta mère, et si elle a grossi, ce n’est pas maintenant qu’elle va la porter. Alors, donne-la à ta princesse du Powys. On m’a dit que c’était une femme bien.

— C’est vrai. Seigneur Roi.

— Donne-la à ton épouse et dis-lui que si nos pays doivent en venir à se battre, alors j’épargnerai la femme qui portera cette bague, elle et toute sa famille.

— Merci, Seigneur Roi, dis-je, et je rangeai la petite bague dans ma bourse.

— J’ai un dernier don pour toi », dit-il. Il mit le bras autour de mes épaules et me conduisit jusqu’à la pierre. Je me sentais coupable de ne pas lui avoir apporté de cadeau ; dans ma peur de me rendre en Llogyr, l’idée ne m’était pas venue, mais Aelle ne m’en avait pas tenu rigueur. Il s’arrêta près du rocher. « Jadis, cette pierre appartenait aux Bretons, me dit-il, et elle était sacrée pour eux. Il y a un trou, tu vois ? Va, mon garçon, et regarde dedans. »

Je marchai vers l’endroit indiqué et vis qu’un grand trou noir s’enfonçait jusqu’au cour de la pierre.

« J’ai parlé, un jour, avec un vieil esclave breton, dit Aelle, et il m’a raconté qu’en soufflant dans ce trou, on pouvait parler aux morts.

— Mais vous n’y croyez pas ? lui demandai-je, ayant entendu du scepticisme dans sa voix.

— Nous croyons que nous pouvons parler à Thunor, à Woden, et à Seaxnet par ce trou, mais toi ? Peut-être pourras-tu accéder aux morts, Derfel. » Il sourit. « Nous nous reverrons, mon fils.

— Je l’espère, Seigneur Roi. » Je me souvins alors de l’étrange prophétie de ma mère, qu’Aelle serait tué par son fils ; je tentai de repousser ce délire de vieille femme folle, mais les Dieux choisissent souvent pour porte-parole ce genre de femmes, et soudain, je ne trouvai plus rien à dire.

Aelle m’étreignit, écrasant mon visage sur le col de sa grande cape de fourrure. « Ta mère a encore longtemps à vivre ? me demanda-t-il.

— Non, Seigneur Roi.

— Enterre-la les pieds tournés vers le nord. C’est la coutume de notre peuple. » Il m’enlaça une dernière fois. « On va te ramener chez toi sain et sauf, dit-il, puis il recula. Pour parler aux morts, ajouta-t-il d’un bon bourru, il faut tourner trois fois autour de la pierre, puis s’agenouiller devant le trou. Embrasse ma petite-fille pour moi. » Il sourit, content de m’avoir surpris en montrant combien il connaissait ma vie, puis il se retourna et partit.

L’escorte me regarda faire trois fois le tour de la pierre, m’agenouiller et me pencher vers le trou. J’eus soudain envie de pleurer et ma voix trembla comme je chuchotai le nom de ma fille : « Dian ? soufflai-je dans le cœur de la pierre. Ma chère Dian ? Attends-nous, ma chérie, nous te rejoindrons bientôt. Dian. » Ma fille chérie, ma Dian bien-aimée, massacrée par les hommes de Lancelot. Je lui dis que nous l’aimions, je lui transmis le baiser d’Aelle, puis j’appuyai mon front sur la pierre froide et pensai à son petit corps-ombre, tout seul, dans l’Autre Monde. Merlin, il est vrai, nous avait dit que les enfants morts jouaient, heureux, sous les pommes d’Annwn, mais je pleurai tout de même tandis que je l’imaginais, entendant soudain ma voix. Levait-elle les yeux ? Versait-elle des larmes, comme moi ?

Je partis à cheval. Il me fallut trois jours pour retourner à Dun Caric, et là, je donnai à Ceinwyn la petite bague en or. Elle avait toujours aimé les choses simples et cela lui conviendrait mieux qu’un bijou romain raffiné. Elle la passa au petit doigt de sa main droite, le seul auquel elle allait. « Je doute qu’elle puisse me sauver la vie, dit-elle tristement.

— Pourquoi pas ? » demandai-je.

Elle sourit, admirant la bague. « Quel Saxon s’arrêterait pour chercher une bague ? Violer d’abord et piller après, n’est-ce pas la règle d’un lancier ?

— Tu ne seras pas là lorsque les Saxons viendront, dis-je. Il faut que tu retournes au Powys. »

Elle fit signe que non. « Je resterai. Je ne peux pas toujours courir me réfugier auprès de mon frère dès que les ennuis commencent. »

Je laissai cette discussion en suspens jusqu’à ce que le moment vienne, et envoyai des messagers à Durnovarie et Caer Cadarn, pour faire savoir à Arthur que j’étais revenu. Quatre jours plus tard, il arriva à Dun Caric, et je lui rapportai le refus d’Aelle. Arthur haussa les épaules comme s’il n’avait rien espéré d’autre. « Cela valait la peine d’essayer », dit-il dédaigneusement. Je ne lui transmis pas l’offre qui m’avait été faite, car dans son humeur morose, il aurait probablement pensé que j’étais tenté d’accepter et il ne se serait jamais plus fié à moi. Je ne lui dis pas non plus que j’avais vu Lancelot à Thunreslea, car je savais combien il détestait toute mention de ce nom. Je lui parlai des prêtres venus du Gwent, et à cette nouvelle, il se renfrogna. « Je suppose que je vais devoir rendre visite à Meurig », dit-il sombrement, en regardant le Tor. Puis il se tourna vers moi. « Savais-tu, me demanda-t-il d’un air accusateur, qu’Excalibur était l’un des Trésors de Bretagne ?

— Oui, Seigneur », confessai-je. Merlin me l’avait révélé longtemps auparavant, mais en me faisant jurer de garder le secret, de crainte qu’Arthur détruise l’épée pour prouver qu’il n’était pas superstitieux.

« Merlin m’a demandé de la lui rendre », dit Arthur. Il avait toujours su que cela arriverait, depuis le jour lointain de sa jeunesse où Merlin lui avait offert l’épée magique.

« Tu vas la lui donner ? » demandai-je avec inquiétude.

Il fit la grimace. « Si je ne le fais pas, Derfel, cela mettra-t-il fin aux absurdités de Merlin ?

— Si ce sont des absurdités, Seigneur. » Je me souvins de la jeune fille nue et chatoyante et me dis qu’elle était le présage de choses merveilleuses.

Arthur défit son ceinturon. « Porte-la-lui, Derfel, dit-il de mauvaise grâce, porte-la-lui. » Il me fourra la précieuse épée dans les mains. « Mais dis à Merlin que je veux pouvoir la récupérer.

— Je le ferai, Seigneur. » Car si les Dieux ne venaient pas à la Vigile de Samain, alors il faudrait tirer Excalibur de son fourreau pour porter le fer dans l’armée des Saxons.

Mais la Vigile de Samain était très proche, et en cette nuit des morts, on invoquerait les Dieux.

Aussi le lendemain, j’emportai Excalibur vers le sud pour que tout cela s’accomplisse.

Excalibur
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